« Il est temps que la France change son regard sur l’Algérie »


Jean-Louis LEVET* Membre du bureau de l’AFA, économiste et essayiste



La mobilisation des Algériens ne faiblit pas, dans un contexte de tensions croissantes avec les autorités publiques. Le 4 juillet dernier, jour anniversaire de l’indépendance du pays, l’immense foule à Alger hissait en particulier une banderole au contenu très explicite : «1962 : indépendance confisquée. 2019 Algérie indépendante».

Nous devons nous Français changer notre regard sur ce peuple qui montre tous les jours sa grande maturité et sa volonté de créer les conditions d’un avenir commun pour son pays. À la fin de 2012, 26% seulement des Français avaient une image positive de l’Algérie, contre 53% pour la Tunisie et 71% pour le Maroc, avec cependant des raisons différentes : pour simplifier, à droite avec la guerre d’Algérie; à gauche, à cause d’un pouvoir jugé peu démocratique et corrompu. (Cf. Sondage IFOP, réalisé en décembre 2012 auprès de 1005 personnes de 18 ans et plus représentatives de la population française.)

La société algérienne s’ouvre au monde

Rappelons quelques données méconnues, ou en tout cas sous-estimées d’une majorité de Français.

1 – Les compétences des Algériens se sont construites dans des domaines clés pour l’avenir comme l’informatique, la biologie, la médecine, les mathématiques. Ainsi, une nouvelle génération d’entrepreneurs se bat pour créer ses entreprises, et ce un peu partout sur l’ensemble du territoire algérien.

Les femmes sont de plus en plus actives. Elles représentent 75% des diplômés et 22% de l’entrepreneuriat. Très investies dans leurs projets, très volontaires dans un environnement social peu favorable, elles constituent une grande partie de l’avenir de ce pays. Les jeunes, les femmes : la société algérienne s’ouvre au monde, elle s’est déjà largement emparée des réseaux sociaux. La diaspora algérienne joue aussi un rôle très actif entre les deux pays, qui est en train de croître avec les événements actuels en Algérie.

2 – Les territoires algériens représentent aussi des acteurs fondamentaux du développement du pays. D’Est en Ouest, du Nord au Sud en passant par les Hauts Plateaux, les acteurs territoriaux (universités, associations, entreprises et clubs d’entreprises, etc.) cherchent à prendre en main leur développement, face à un État centralisé souvent éloigné de leurs préoccupations et une bureaucratie pesante. Des partenariats se montent entre agglomérations françaises et algériennes, à partir du moment où il s’agit d’élaborer des projets de coopération concrets. Il y a là aussi un potentiel de coopération considérable, que la mobilisation algérienne actuelle devrait libérer.

3 – Malgré un environnement peu propice aux affaires, un tissu de PME privées s’est développé, monte en compétences et en qualité, avec des dirigeants, un encadrement et des salariés formés et expérimentés. Autant de partenaires fiables pour les entreprises françaises. 500 sont déjà implantées sur le territoire algérien. Mais cette présence est encore très insuffisante, au regard de la concurrence internationale, des besoins de l’économie algérienne et des attentes des entreprises algériennes, dont un grand nombre, je peux en témoigner, veut travailler avec un partenaire français sérieux s’investissant dans la durée.

4 – l’Algérie est pour la France mais aussi pour l’Europe, un partenaire déterminant dans la coopération pour la lutte contre le terrorisme au Maghreb et au Sahel, après son combat contre le terrorisme islamique qui l’a profondément meurtrie durant plus d’une décennie. Et également contre la criminalité organisée dans les domaines des armes et de la drogue. Elle joue ainsi un rôle central pour la stabilisation de toute la région, qui est aussi un enjeu vital pour notre pays.

5/. Enfin, l’Algérie est un pays plurilingue, et en particulier le plus grand pays francophone, après la France. La langue française est partout : dans les rues, avec les enseignes des magasins, des restaurants, les panneaux publicitaires, des noms de rue; dans le langage courant des Algériens; dans la sphère administrative et bancaire; au sein de l’enseignement supérieur où les cours sont bien souvent en français en médecine, en pharmacie, en architecture, en sciences des techniques, etc.; dans les moyens de communication.

La France et l’Algérie ont un avenir commun

La France n’a pas à craindre l’Algérie. Bien au contraire. La France et l’Algérie ont un avenir commun. Si notre relation avec l’Allemagne est toujours fondamentale au sein de l’Union européenne, des relations construites, apaisées et de confiance avec l’Algérie le sont tout autant pour la construction d’un espace méditerranéen de prospérité et de sécurité partagées. Et au-delà du Maghreb pour construire un axe Nord-Sud entre l’Europe et l’Afrique. Un axe vital pour les deux pays, une nouvelle alliance, dans une mondialisation prise en otage entre «La Solution chinoise» de Xi Jinping et le «Make America great again» de Donald Trump. L’Algérie et la France ont les mêmes défis de grande ampleur à relever. Ils ont pris conscience dans une première étape de la nécessité de répondre aux difficultés qui pénalisent leurs économies respectives :

– La France en cherchant à mettre fin à trois décennies de désindustrialisation et de chômage de masse qui gangrènent sa cohésion sociale, après avoir succombé successivement aux idées reçues de «la société post-industrielle» dans les années 1980, de la «nouvelle économie» dans les années 1990 et de «l’entreprise sans usines» dans les années 2000;

– L’Algérie qui sait l’impératif de passer d’un modèle étatique, bureaucratique, obsédé par le contrôle politique, subventionnant largement au travers d’une économie fondée sur l’exploitation des hydrocarbures, à un nouveau modèle de développement, fondé sur l’entrepreneuriat, la montée en qualité de ses formations, la diversification de ses activités, la décentralisation de l’action publique, l’égalité Femme-Homme, et un État de droit.

D’ailleurs, au cours de ces dernières années, une nouvelle coopération a commencé à être mise en œuvre entre les acteurs économiques et scientifiques des deux pays, mobilisant autour de projets communs des entreprises, des universités, des centres de recherche, des collectivités territoriales. Plusieurs dizaines de projets de coopération et d’alliance ont été signées au cours des comités mixtes économiques franco-algériens annuels et mis en œuvre pour la plupart dans des domaines clés : celui de la formation professionnelle; celui de la coopération industrielle entre entreprises françaises (grands groupes mais aussi PMI et ETI) et algériennes dans l’agroalimentaire, les transports, les matériaux de construction, les équipements électriques, la production de vaccins notamment; celui des relations entre universités, entreprises et territoires en matière de traitement des déchets, du numérique appliqué à la santé, de création d’incubateurs pour accompagner les jeunes entrepreneurs, nombreux en Algérie.

Ces exemples montrent que nous commençons enfin, côté français, même si beaucoup reste à faire, à changer ensemble nos modes de pensée et d’action. Ils révèlent aussi la ferme volonté des Algériens d’accéder à une véritable participation aux mutations mondiales en cours. La mobilisation en cours des citoyens algériens devrait permettre, c’est un espoir profond, de créer les conditions d’un tel changement. Le moment est venu. Les clés d’une réussite commune sont à notre portée. À nous Français de comprendre ce qui se produit en Algérie et de nous préparer afin d’être à la hauteur de la grande transformation algérienne en cours.

*Jean-Louis LEVET, Haut Responsable à la coopération technologique et industrielle franco-algérienne de juin 2013 à janvier 2019, est co-auteur, avec Mourad Preure, de l’ouvrage «France Algérie, le grand malentendu». Éditions de L’Archipel, 2012.


 

juillet 12, 2019