Rencontre-débat avec Tristan LEPERLIER le Jeudi 16 mai 2019


Notre prochaine rencontre  aura lieu le Jeudi 16 mai 2019, à 18 h.

École des Hautes Études en Sciences Sociales (salle 13), 105  Boulevard Raspail 75006 Paris (métro : Notre-Dame-des-Champs)
Rencontre-débat avec Tristan LEPERLIER autour de son livre Algérie, les écrivains dans la décennie noire, CNRS Editions, animée par Nadia Agsous, journaliste.

Notre amie Nadia Agsous a publié dans le, journal El Watan cet entretien avec l’auteur
A l’encre des années noires
A travers son ouvrage, Algérie, les écrivains de la décennie noire*, ce chercheur au Centre européen de sociologie et de science politique (EHESS) analyse le champ littéraire et le rôle des écrivains algériens durant cette période.



Vous avez adopté une méthode interdisciplinaire qui se situe au croisement des études littéraires et celles des sciences sociales. Pourquoi avez-vous combiné ces deux méthodes ?
Elles sont complémentaires. Pour l’Algérie, les littératures de langue française et arabe sont rarement étudiées ensemble et les chercheurs cèdent facilement au prestige de l’édition dans les grandes capitales de la littérature, Paris ou Beyrouth. A l’inverse, la sociologie et l’histoire traitent souvent les textes littéraires comme des «documents». Elles ne prennent pas suffisamment en compte les enjeux spécifiquement littéraires (formels notamment) de l’écriture. Je n’ai donc pas travaillé sur un corpus de textes, mais sur une population d’écrivains, que j’ai étudiés dans leur globalité, à la fois en tant qu’intellectuels, prenant position, par exemple, dans la presse, et en tant que producteurs de textes spécifiques, «littéraires», que j’ai analysés comme tels.
Vous avez classé les écrivains algériens en trois générations. Quelles sont-elles ? Selon quels critères avez-vous élaboré cette classification ?
Je reprends parfois les classements en générations littéraires élaborés par l’histoire littéraire algérienne à partir de critères formels et historiques. Mais elles posent plusieurs problèmes. Par exemple, elles sont différentes pour les écrivains de langue française et de langue arabe. Comme je travaillais sur une population d’écrivains, j’ai décidé de dégager des générations au sens de Karl Mannheim, c’est-à-dire un groupe partageant une même expérience historique. J’ai distingué, parmi les écrivains actifs dans les années 1990, la génération de Novembre, la génération de l’Indépendance, et celle d’Octobre. Les premiers étaient adultes lors de la guerre de Libération. Ils viennent de l’élite sociale. Les écrivains appartenant à la génération de l’indépendance (les plus nombreux dans les années 1990) sont nés dans les années 1950. Ils ont obtenu une forte promotion sociale grâce à l’Etat indépendant et socialiste et ont été socialisés politiquement à gauche. La génération d’Octobre est née à partir de 1960. Elle se sent beaucoup moins redevable au FLN, à cause de la crise économique qui a conduit à leur fort déclassement, et de l’illégitimité croissante du parti unique, jusqu’à la répression de 1988.
Quelles sont les caractéristiques principales du champ littéraire algérien dans les années 1990 ?
De manière générale, la caractéristique principale du champ littéraire algérien est qu’il est transnational, c’est-à-dire fonctionnant par-delà les frontières territoriales du pays. Les écrivains vivant et publiant en Algérie citent les écrivains algériens de l’étranger, et a fortiori ceux qui publient dans les grandes maisons d’édition de Paris ou Beyrouth. L’inverse n’est pas vrai, ce qui montre que les pôles national et international de ce champ littéraire sont hiérarchisés. La seconde caractéristique est son bilinguisme français/arabe. On peut distinguer deux «champs» linguistiques qui ont leurs logiques et histoires propres, mais qui ne sont pas entièrement fermés l’un à l’autre. Sans se confondre, le pôle international est tendanciellement plus francophone (du fait de l’histoire coloniale) et le pôle national plutôt arabophone, puisque l’arabe est alors la seule langue officielle. Enfin dans les années 1990, le champ littéraire, déjà fortement poreux aux contraintes sociales et politiques, est surpolitisé. En particulier l’opposition politique entre pro- et anti-islamistes colonise une partie de la littérature. Pourtant c’est toujours à partir des deux caractéristiques principales du champ (transnational et bilingue) qu’on peut vraiment expliquer les prises de position politique des écrivains.
Vous avez consacré votre étude à deux «sous-groupes» littéraires : arabophone et francophone. Pourquoi ne pas avoir inclus la littérature en arabe dialectal et celle en tamazight ?
La littérature en arabe dialectal et en tamazight est alors très majoritairement orale, très peu publiée. Je me suis concentré sur le coeur du champ littéraire, essentiellement pour des raisons pratiques, d’accès aux sources (en particulier, je ne connais pas du tout la langue tamazight). Les problématiques de l’oralité littéraire, et de l’accès progressif à l’écrit publié, sont pourtant très intéressantes. Un consensus s’est installé en Algérie dans la première moitié du XXe siècle, faisant de la publication le critère premier de la «littérature», favorisant donc les langues de «culture» : l’oralité littéraire dans les langues «populaires» a donc subi une relégation. Cette infériorisation est intériorisée par certains poètes mais elle est combattue par d’autres. En particulier, proclamer que Lounis Aït Menguellet (ou d’autres) n’est pas un «chanteur», mais un «poète», est un acte politique : c’est donner à la langue kabyle (et plus largement au tamazight) un statut de langue littéraire, une dignité donc à accéder au statut de langue nationale, voire officielle.
Quels facteurs ont favorisé la publication des écrivains algériens en France dans les années 1990 ?
Au cœur de la crise, c’est les deux-tiers de toutes les œuvres des Algériens qui sont publiées en France. La première raison est que l’édition française est considérée par les écrivains francophones comme une extension du domaine algérien. On constate ainsi, dès que la publication en Algérie est devenue difficile pour des raisons politiques ou économiques (exil de l’éditeur Abderrahmane Bouchène, arrêt de fait de l’ENAL, entreprise publique d’édition et de distribution du livre, etc.) une délocalisation de la production littéraire francophone vers la France, en particulier chez des éditeurs à compte d’auteur.
Ce phénomène se renforce avec les exils des écrivains algériens : un quart des écrivains s’exile, majoritairement en France, ce qui fait qu’au cœur de la crise, un tiers de tous les écrivains vit en France ! A l’«offre» d’écrivains (actifs ou potentiels) s’est ensuite ajoutée une «demande» des éditeurs français. Il ne faut pas cependant exagérer ce phénomène, comme on le fait souvent aujourd’hui, en considérant que la littérature algérienne publiée en France n’était qu’une «réponse à une demande» d’un marché français en mal d’exotisme. La moitié des œuvres publiées en France l’ont été en effet chez L’Harmattan et la revue Algérie Littérature-Action, éditeurs peu suspects de vouloir «franciser» cette littérature.
Vous affirmez qu’il «s’est développée dans l’exil, en France, une nouvelle identité littéraire algérienne intégrant une part européenne» (p 131). Comment la définissiez-vous ?
La définition de la «littérature algérienne» (comme de toute littérature) est l’objet d’un débat, de conflits permanents. Une définition culturelle (arabo-berbère) et linguistique (arabe) de cette littérature a été institutionnalisée et largement acceptée jusque dans les années 1970. Au tournant de 1980, les écrivains francophones commencent à promouvoir une littérature multilingue. Et dans les années ‘90, une partie des écrivains algériens, en particulier en exil, réintègrent les écrivains européens d’Algérie (en tout cas les plus libéraux) à leur définition de la littérature algérienne. En 1994, parait Le Premier homme d’Albert Camus, roman posthume qui se fait l’histoire impossible des traces de la Communauté européenne d’Algérie.
Surtout, les exilés sont identifiés (par les islamistes) et s’identifient eux-mêmes aux pieds noirs, qu’ils rencontrent aussi : Anouar Benmalek parle, dans une triste ironie, de «Pieds-gris» pour parler de l’exil de la matière grise algérienne. On constate même le développement d’une forme de «mythe andalou» de la période coloniale, par touches plus ou moins fortes, chez les écrivains publiant en France. Affirmer la pluralité culturelle de la littérature algérienne est un acte politique fort contre l’historiographie nationaliste et surtout islamiste ; c’est aussi une manière d’en appeler à une ouverture de la «littérature française» à la diversité francophone.

Nadia Agsous
*Tristan Leperlier, Algérie, les écrivains dans la décennie noire. CNRS Editions. Collection Culture & Société, 2018.

mai 9, 2019